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De plus en plus d'entreprises prétendant être "patriotes" sont soutenues par les influenceurs de l'extrême droite, notamment sur Youtube. Cela favorise l'apparition d'un système fermé sur lui-même.

Terre de France est une marque qui sponsorise des chaînes YouTube à ligne éditoriale radicalement à droite, telles que Livre Noir, Valek, Papacito et VA+. Les chaînes de vidéos présentent régulièrement les produits de la marque made in France. Les influenceurs identitaires proches de la « fachosphère » bénéficient du soutien financier de marques proches des milieux nationalistes pour vivre de leurs vidéos sur YouTube . La rémunération sur cette plateforme comprend non seulement les clics, mais aussi la promotion de marques. Samuel Bouron, professeur de sociologie à l’Université Paris Dauphine-PSL, a réalisé une étude sur les militants identitaires.

Une aubaine financière pour ces influenceurs

Les marques idéologiquement alignées sont très précieuses pour les influenceurs extrémistes, car ces derniers peuvent se faire démonétiser sur YouTube. Les membres de Sleeping Giants, un collectif luttant contre le financement des discours de haine dans les médias, affirment que les YouTubeurs extrémistes doivent donc trouver de nouvelles façons de monétiser leur audience. Certaines marques remplissent ce rôle en proposant un large éventail de produits made in France.

Ce soutien de ces marques récemment lancées est non seulement nécessaire pour que les vidéastes puissent vivre de leur travail, mais aussi pour leur permettre de produire un contenu plus divertissant et potentiellement plus viral, comme les vidéos de nourriture de Baptiste Marchais ou ses vlogs au Texas.

Comme les marques ne sont pas toujours d’accord pour être associées à l’image d’influenceurs radicaux, Terre de France et d’autres « patriotes » viennent combler ce besoin en dissimulant davantage ou moins leur proximité avec eux. « Nous défendons des valeurs de préférence nationale et de solidarité envers ceux qui sont oubliés par la société », a déclaré Paul, l’un des fondateurs de l’entreprise, à Valeurs Actuelles en 2020. « Je n’ai aucun problème à être associé à un camp. »

Pour prouver son engagement, Terre de France affirme sur son site redistribuer 100% de ses bénéfices « à des agriculteurs en difficulté, des familles de militaires et des écoles rurales ». Soutenir l’éducation, mais pas n’importe laquelle, car les écoles concernées sont des établissements catholiques hors contrat (un dans le Vaucluse, l’autre en Haute-Savoie). Un argument marketing qui transforme ces achats en consommation responsable… une thématique également appréciée à gauche.

Radicaux jusqu’au bout de la consommation

Où acheter des accessoires français associés à des influenceurs de l’extrême droite ? À Kalos. Où acheter des produits pour renforcer ses muscles ? Sur Raptor Nutrition. Pour obtenir de l’aide entre identitaires ? Au Rucher patriote. Comment trouver un photographe partageant les mêmes opinions politiques ? Il existe même un « collectif d’artisans et d’artistes français » pour cela, qui affirme que « le wokisme et la culture du « cancel » prennent de plus en plus de place dans l’art ».

Pour les partisans de l’extrême droite, il devient de plus en plus facile de consommer uniquement auprès de sources nationalistes en raison de la croissance des entreprises de droite. Samuel Bouron a déjà observé ce phénomène lorsqu’il a passé plusieurs mois à s’infiltrer parmi les identitaires au début des années 2010. Il a décrit comment ils ouvraient des centres militants où ils organisaient des cours de boxe, des conférences et des dîners ensemble, et consommaient une marque de bière qui alimentait la fachosphère et qui était également vendue sur le site Fdesouche, en promouvant l’idée que « boire, c’est militer ». La différence aujourd’hui est que ces entreprises de l’extrême droite à visée métapolitique ne sont plus seulement limitées aux groupes restreints, mais se développent sur internet et visent un public plus large.

Une économie qui s’inscrit dans une stratégie bien particulière

Les nombreux influenceurs et médias d’extrême droite lancés ces dernières années participent au même mouvement que ces commerces. «Le but, c’est de ne plus rester dans des logiques de réseaux extrémistes, décrypte Samuel Bouron. Mais il existe un autre enjeu: ne pas se limiter à la sphère politique. L’idée, c’est de montrer qu’on peut être divertissant, drôle, capable de produire des articles de qualités et promouvoir des normes. On met en avant les petits artisans et on décloisonne la politique pour ne plus être seulement perçus comme un groupuscule, mais aussi comme un mouvement promouvant le made in France.»

La thèse de l’investissement dans des domaines autres que la politique est ancienne, datant d’Antonio Gramsci qui considérait que la prise de pouvoir se faisait par l’investissement culturel et idéologique. La consommation peut donc également être un relais de valeurs. Alors qu’une partie des écologistes promeut le végétarisme, l’ultra-droite de Baptiste Marchais se divertit sur YouTube en mangeant des repas sans fin et très carnés.

«Cette logique de polarisation est recherchée, pense Samuel Bouron. Pour s’imposer en politique, on peut prendre la voie traditionnelle et tout construire autour d’une victoire aux élections. Dans un premier temps, ce n’est pas ce qui est recherché ici. Le but, c’est d’atteindre une certaine visibilité. Ça marche bien avec cette économie numérique, puisqu’il y est facile de faire parler de soi si on joue la provoc’. Mais derrière, tout s’articule autour d’une idée: “Je diffuse une vision du monde et je la donne à voir dans ma consommation.”»

«En les soutenant, vous nous soutenez aussi»

Le développement de cette économie de l’ultra-droite radicale s’accompagne de la montée en puissance de médias d’extrême droite tels que Livre Noir, VA+ ou La Furia, ce qui renforce l’émergence d’un écosystème fermé autour du divertissement, de la publicité et de la consommation. Les influenceurs en prennent conscience, comme Baptiste Marchais qui indique que « en les soutenant, vous nous soutenez aussi » en parlant de la marque Kalos.

Cette idée d’un « vase clos » est promue par des personnalités telles que Daniel Conversano, qui ont créé des communautés, en particulier sur YouTube, et en particulier autour de la fachosphère, axées sur l’entre-soi avec des personnes « d’essence européenne ». La multiplication de ces communautés, médias et produits de l’extrême droite représente l’application d’un filtre numérique à la vie réelle.

Ce phénomène décrit la surpersonnalisation des informations et des résultats de recherche sur internet, due à la croissance de nos données personnelles. Cette tendance en technologie a des conséquences sur les débats politiques car les gens ne sortent plus de leur zone de confort et leurs convictions sont renforcées par leur isolement. Tout ce qui les entoure, de leurs réseaux sociaux aux marques qu’ils consomment, renforce leurs opinions.

Le développement de cette bulle de filtre peut également être accompagné d’une volonté de sécession. Quand Thaïs d’Escufon valorise le Rucher patriote, un « Leboncoin« pour les identitaires, sur Telegram, c’est pour « créer un écosystème indépendant de l’État ».

Nul doute qu’ils apprécieraient ce logiciel, capable de supprimer en live les accents étrangers pour les télé-conseillers, dont on vous avez déjà parlé il y a quelques mois..

Source : slate.fr